
Olivier Norek
2017
Editions Michel Lafon, 415 pages
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Entre deux mondes tranche fortement avec les précédents polars écrits par Olivier Norek. On est loin des cités de la région parisienne et des luttes « classiques » des policiers.
Ici, l’Entre-deux mondes, c’est en 2016 le camp de migrants de Calais, un lieu de transit, pour aller du monde qu’on fuit vers le monde qui semble plus accueillant.
Bastien, policier bordelais, a demandé à être affecté à Calais pour se rapprocher de sa belle-mère, afin d’aider sa femme Manon, dépressive après la mort de son père. Leur fille Jade, 14 ans, essaye de trouver sa place dans ce nouveau décor. Bastien doit prendre la mesure de son poste, car il encadre désormais une équipe bien installée.
Adam, policier syrien, doit fuir son pays car il aide sous couverture les rebelles contre le régime en vigueur et risque d’être démasqué. Il a déjà fait partir sa femme Nora et sa fille Maya quelques jours plus tôt, il doit les retrouver à Calais. Mais leur arrivée tarde.
Et tandis qu’Adam attend à l’entrée du camp, photos en main, pour ne pas les manquer, il est confronté à la vie dans la jungle, où la survie est délicate : conflits larvés entre ethnies, vols, violence en tous genres. Adam va ainsi sauver du viol un jeune garçon, Kilani, et essayer de le protéger avec l’aide d’Ousmane, le chef des Soudanais, qui est devenu son protecteur. La jungle est une zone de non-droit où même la police n’ose pas entrer.
Cependant, des meurtres sont commis, et Bastien va demander à son équipe d’intervenir. Il va ainsi s’adjoindre les services d’Adam, car il est difficile d’obtenir des informations utiles au sein de la jungle. Et en contrepartie, Adam va lui demander de tout faire pour sauver Kilani.
En filigrane du livre, se trouve l’attente des migrants, cette quête pour rejoindre les siens, les méthodes employées par les forces de l’ordre des deux côtés de la Méditerranée, l’intensité de la violence qui touche les enfants.
C’est une histoire bouleversante qui place le lecteur directement au cœur du camp de migrants, hors du cadre habituel de spectateur de flash info, très éloigné de leur quotidien : on y croise ainsi les aidants, les migrants qui espèrent encore, ceux qui se sont résigné, les passeurs, les trafiquants en tout genre, une micro-société qui peut exploser à tout moment. Les peurs, la promiscuité, les espoirs, les doutes, tout y est décrit de façon très réaliste. Des histoires qui s’enchevêtrent, entre petits délinquants et grands meurtriers… ou l’inverse parfois.
C’est la rencontre aussi de ces deux policiers que tout pourrait opposer, sauf leur humanité. Et celle d’autres protagonistes, prêts à se mettre hors-la-loi pour sauver une âme en détresse, celle d’un enfant abîmé par la guerre des adultes.
Quelques touches d’humour (la « jungle hour » pour dîner par exemple) offrent une respiration dans l’horreur qu’on côtoie bien malgré soi, sans pouvoir lâcher ce livre au suspense haletant… qui m’a tiré des larmes et mise dans l’impossibilité d’en commencer un autre dans la foulée… trop d’émotions, trop de questions soulevées sur ma propre vision et la question que je me suis toujours posée : et si ça m’arrivait… comment vivrais-je cet éloignement de ma terre, de mes racines et de ceux qui me sont chers ? Et pourtant ce livre n’est pas un plaidoyer, l’auteur relate simplement, sincèrement devrais-je dire, les faits tels qu’il a pu en connaître au contact des migrants et policiers qu’il a pu interroger pour contribuer à son écriture.
Un roman, mais presque un document. Un coup de cœur, assurément.
Citations :
« Alors qu’il restait encore de nombreux passagers à imbriquer dans la masse déjà compacte de migrants, une vague frappa plein flanc et jeta en pluie dense plusieurs centaines de litres d’eau salée au-dessus d’eux. Ils voyaient encore la plage qu’ils étaient déjà transis de froid. Dans près de cinq cents kilomètres, ils auraient rejoint le port de Pozzalo, en Italie. Cela pouvait prendre une nuit. Comme trois.
Au fond du bateau, Nora était écrasée et jouait des bras pour que Maya n’en sente rien. Puis ce fut un peu plus anarchique. Une femme et sa fille s’assirent carrément sur ses jambes, mais Nora n’osa leur faire aucune remontrance. Elles étaient leur reflet, à Maya et elle. Une autre histoire, un autre pays, une autre guerre. Pour finir, deux petits Blacks la compressèrent à sa gauche quand un autre tenta de se glisser sous elle. N’y parvenant pas et voyant Maya apeurée, prête à pleurer, le gamin devint grand frère et se mit devant elles, comme un bouclier, la tête entre les genoux. »
« Excuse-moi, je suis un peu fatiguée.
Le regard de Bastien tomba sur la plaquette d’antidépresseurs posée sur la table basse, à côté d’un verre d’eau. Ils faisaient partie du décor depuis près de trois mois maintenant. Un laps de temps assez long pour que se pose légitimement la question de leur efficacité. Parfois Bastien se montrait patient, parfois il mourait d’envie de secouer sa femme. Il l’embrassa sur le front, empocha ses clés, quitta l’appartement et descendit les marches deux à deux.»
« Le chaos qui régnait ici rendrait l’autoroute impraticable pour ce soir. La situation s’apaisa, comme dans les jeux des cours de récréation lorsque l’un des enfants dit « pouce » et que la guerre est finie.
Les silhouettes se retirèrent calmement, sans courir, et les migrants qui avaient réussi à se dissimuler dans les chargements sortirent de sous les bâches et passèrent devant les CRS pour rejoindre leurs compatriotes. Un gamin un peu perdu chuta au sol et un flic, anonyme en tenue Robocop, le releva avec précaution.
Les migrants recommenceraient demain. Les flics seraient au rendez-vous. Le manège durait depuis plus d’un an. »
« – Quand un Soudanais arrive et qu’il a assez d’argent pour se payer une tentative – généralement l’argent récolté auprès de toute sa famille au pays -, il me contacte. Je le présente aux Afghans, ils nous font un prix spécial et je récupère une centaine d’euros.
– Et si la traversée échoue ?
– Alors il n’a plus d’argent. Et il appartient à la Jungle.
Adam garda les yeux baissés.
– Je viens de te le dire : partout dans le monde, tu trouveras toujours un homme pour profiter de la détresse des autres. Je te déçois ? lui demanda Ousmane.
– Tu survis. Je ne juge pas. »