Tant que nous sommes vivants

Anne-Laure Bondoux

359 pages

Gallimard Jeunesse, 2014 (GF) et 2016 (Poche) – Grand prix SGDL du roman jeunesse

Fin de lecture 27 mai 2021

J’ai à nouveau plongé le regard dans mes bibliothèques pour sortir un livre, dédicacé au SMEP en 2019 par l’autrice que j’apprécie depuis plusieurs années, mais dont la couverture, bizarrement, m’avait tenue éloignée : sans doute parce que je ne la comprenais pas.

Et c’est effectivement en entrant dans l’univers onirique d’Anne-Laure Bondoux, en suivant les aventures belles et douloureuses de Bo et Hama, que j’en ai apprécié à sa juste valeur l’illustration.

Cela débute par une rencontre coup de foudre de ces deux jeunes gens qui travaillent à l’Usine, elle de nuit, lui de jour. Leur amour fou pose un baume sur leur cœur peiné par un lourd passé.

Dans cette ville de travailleurs, une ville en gris et noir où tout tourne autour de l’Usine, le Cabaret « Castor Blagueur » offre une parenthèse de gaieté aux habitants :

« Ce qui plaisait à Bo, c’était la fantaisie du cabaret, son insouciance, sa poésie. Une fois dans le rond de lumière, les artistes semblaient échapper à toutes les pesanteurs et obéir à d’autres lois, d’autres nécessités que celles qui réagissaient le quotidien des ouvriers. Bo admirait leur insolente liberté. »

A la suite d’un drame qui affecte l’Usine, la communauté et Hama, le jeune forgeron Bo se découvre donc artiste. Il veut se produire au Cabaret, mais comme il vient d’ailleurs, certains habitants l’accusent d’avoir apporté le malheur. Ils en discutent entre eux, et ensuite la rumeur gronde…

« – Finalement, on était tranquilles jusqu’au jour où il est arrivé à l’usine, résuma un des joueurs de cartes.

(…)

– On ne sait rien de lui, dans le fond, fit observer un lanceur de fléchettes. On sait seulement qu’il vient du Nord.

(…)

Depuis tant d’années que nous assistions à notre déclin, nous étions prêts à croire n’importe quoi pour expliquer les causes de nos malheurs. Et surtout il nous fallait une tête à qui faire porter le chapeau. Nous venions de la trouver. »

Dès lors, la vie de Bo et Hama ne va pas être de tout repos : chassés de leur ville, ils souhaitent rejoindre un Eden entrevu en rêve, mais dont ils ignorent précisément la localisation. Ils s’enfoncent dans des paysages hostiles ou hospitaliers, avec un seul objectif : rester vivants ! Et cette question en filigrane :

« Tu crois qu’il faut toujours perdre une part de soi pour que la vie continue ? »

Au moment opportun, ils sont recueillis par une fratrie étrange mais pleine d’humanité et de sagesse, avec qui ils apprennent et observent, avant de poursuivre leur chemin… et je n’en dirai pas plus, c’est tellement mieux de découvrir cette histoire par soi-même !

Le rejet de l’étranger, le handicap, le désir de réparation, l’amour un temps plus fort que tout mais qui se fane quand les désirs de l’un ne correspondent plus à ceux de l’autre, les pertes qui sont douloureuses mais qui font aussi grandir, le dur travail ouvrier, la transmission intergénérationnelle… Voici un résumé des quelques thèmes profonds abordés par l’autrice via le truchement de ses personnages, avec toute la poésie qui lui est habituelle et quelques notes d’humour bienvenues.

« On a peur de ce qu’on ne comprend pas. Mais c’est justement la peur qui nous empêche de comprendre. Vous comprenez ? »

C’est un roman jeunesse, mais avec bien des leçons utiles pour les adultes. Chacun se trouve confronté à des choix opposés, dualités qui obligent à réfléchir, à sortir quelquefois d’un chemin tout tracé, pour trouver le sien propre avec une force dont on se croyait incapable.

« Le succès, c’est tomber sept fois, se relever huit », énonce le proverbe japonais. C’est bien le défi de réussir leur propre vie que doivent relever les personnages de ce très beau conte mi-réaliste, mi-fantastique, que j’ai beaucoup aimé.

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Une autre vie

S. J. Watson

Traduit par Sophie Aslanides

539 pages

Pocket, 2017, Sonatine Éditions, 2015

Fin de lecture 22 mai 2021

Je suis heureuse d’avoir enfin sorti des rayons de ma bibliothèque ce deuxième livre de S.J. Watson (acheté au SMEP en juin 2018…), dont j’avais tant aimé Avant d’aller dormir, lu et relu.

Julia vient de perdre sa soeur, Kate, assassinée à Paris. Bien que les relations entre elles n’aient pas toujours été au beau fixe, Julia ne s’en remet pas.

Parce que c’est elle qui a élevé Kate, parce qu’elle élève aussi Connor, l’enfant que Kate a eu lorsqu’elle avait 16 ans. Pour Kate, pour Connor, Julia veut connaître la vérité ! Alors Julia part à Paris, découvre l’appartement que Kate partageait avec Anna, et les relations sulfureuses que sa sœur entretenait via des sites de rencontres. Julia soupçonne que c’est dans ces contacts que se trouve la vérité et décide de chercher, avec l’aide d’Anna, le potentiel agresseur de Kate sur ces réseaux, à partir d’une liste d’avatars, en utilisant elle-même le compte de Kate, puis un pseudonyme.

En parallèle, Connor devient de plus en plus distant et renfermé, tandis que le mari de Julia, Hugh, fait face à une procédure de faute médicale intentée par la famille d’un de ses patients.

Julia, dont la relation avec Hugh s’est étiolée au fil du temps, se sentant très seule, finit par tomber sur le profil en ligne d’un certain Lukas, qui lui prodigue l’attention dont elle manque tant. Elle est rapidement écartelée entre ses soupçons envers lui concernant le meurtre de sa sœur, son souhait de rester fidèle à son mari, et son désir d’en apprendre plus sur cet homme qui ne connaît d’elle que ce qu’elle veut bien lui montrer :

« « Je veux qu’on se voie. »

Ce qui grandit en moi prend encore plus d’ampleur. Je réalise qu’une partie de moi le veut aussi, mais une autre partie de moi veux juste le regarder droit dans les yeux. Le juger, l’évaluer. Savoir ce qu’il sait, ce qu’il a peut-être fait. (…)

Je ne veux pas que cela arrive. C’est un fantasme, c’est tout. C’est absurde. Je suis simplement en train de l’imaginer parce que c’est impossible. Lukas doit exister enfermé dans une boîte ; il faut qu’il y ait une barrière protectrice entre lui et ma vraie vie. »

Mais Julia succombe… Elle croit ainsi se libérer :

« Lukas me fait sortir de ma coquille, fragment par fragment, il me donne une sensation de sécurité, instant après instant, il m’encourage à m’abandonner. Il permet à mes fantasmes de s’exprimer en les amadouant, ils se déploient devant lui. »

Mais elle risque de se brûler les ailes, car Lukas devient très vite possessif et intrusif… La jeune femme, qui a su se défaire d’un passé douloureux pour vivre tranquillement de son métier de photographe dans sa vie de famille bien rangée, va désormais éprouver les plus grandes craintes de tout perdre.

Je savais que je ne retrouverais pas les mêmes sensations dans cet ouvrage que dans le précédent. J’avais lu quelques chroniques qui me donnaient à penser qu’il était très différent, mais les goûts des uns ne sont pas ceux des autres.

Alors oui, il y a des surprises, des rebondissements, mais j’ai trouvé l’histoire assez longue, et me suis demandée comment l’héroïne pouvait bien se mettre dans une situation aussi tarabiscotée… un peu cousue de fil… disons beige foncé à défaut de blanc !

L’intrigue m’a intéressée mais je ne me suis pas attachée à Julia, peut-être parce qu’elle-même était trop détachée de sa propre histoire, comme si elle la survolait ou la vivait en spectatrice… à travers son écran…

S.J Watson vient de sortir un nouvel ouvrage, je le lirai avec plaisir en espérant y retrouver ce qui m’a fait vibrer dans son premier roman.

GASTON LEROUX ou Le Vrai Rouletabille Biographie suivie de Six Histoires Epouvantables

Jean-Claude Lamy

259 pages

Éditions du Rocher, 2003

Fin de lecture 26 mai 2021.

J’ai découvert Gaston Leroux et Rouletabille, son héros reporter, à l’adolescence. Autant dire que cela remonte à loin! Mais je n’ai jamais oublié mon ressenti à la lecture de la série, même si je ne les ai ni relu ni vu aucun des nombreux films adaptant notamment Le mystère de la chambre jaune et Le parfum de la Dame en noir. Peut-être -sans doute – par peur d’être déçue par une autre représentation que celle que je m’en étais faite.

Cette biographie m’intéressait donc particulièrement et je suis ravie de l’avoir enfin sortie de mes étagères après un destockage de médiathèque et achat fin 2019 ! Elle est très courte, 87 pages seulement, car suivie par six nouvelles et une bibliographie fort utile.

Préfacé par Edgar Faure (1908-1988), jeune homme lors de sa rencontre inopinée avec Gaston Leroux (1868-1927), le livre évoque la jeunesse d’orphelin chargé de famille puis la carrière de celui qui, devenu avocat, a préféré la chronique judiciaire, le reportage aux quatre coins du monde et le feuilletonnage (avec le non moins fameux Chéri-Bibi, brigand qui s’excuse de devoir tuer, et dont je n’ai pas lu les aventures!), l’écriture de romans, pièces de théâtre et nouvelles, et l’adaptation au cinéma de certains d’entre eux.

L’auteur montre les similitudes entre l’enfance sans mère du jeune Gaston et celle de Rouletabille, orphelin qui la retrouve au cours d’une enquête. Les reportages, qui fondent la vie du personnage, sont aussi ceux de Gaston, envoyé spécial pour couvrir la révolution en Russie.

En décrivant ce que fut la vie de Gaston Leroux, c’est donc une autre époque qui s’anime, celle de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle : les reporters avides DU scoop, sortant précipitamment des salles d’audience pour téléphoner les nouvelles à leur rédaction, les romans feuilletons paraissant dans les quotidiens (ou les mensuels) et qui devaient tenir en haleine le lecteur, la facilité aussi de passer d’un journal à un autre lorsqu’un désaccord éditorial survenait.

Cartésien et imaginatif, lui-même déclencheur de scoop, attaché à sa vie familiale mais ne dédaignant pas les conquêtes, Gaston Leroux était un bon vivant, dépeint ainsi par ses proches, dont ses deux enfants, Gaston et Madeleine.

L’inspiration de Gaston Leroux lui venant la nuit, il laissait reposer les idées durant quelques temps, puis démarrait sa période d’écriture. La relation par Gaston Junior des conditions mises en place par son père dans ces moments est à mourir de rire, tel cet extrait :

« L’année, elle, était tout aussitôt découpée en trois : quatre mois de réflexion, quatre mois de rédaction, quatre mois de repos. Comme mon père était un sage, il entamait régulièrement le cycle par les quatre mois de repos. »

Le reporter Rouletabille, à l’image de son auteur, est un cartésien :

« Il ne faut jamais… Jamais… Vous entendez jamais… Se baser uniquement pour raisonner sur les apparences extérieures les plus évidentes, quand ces apparences vont à l’encontre de certaines vérités morales qui sont claires comme la lumière du jour. » (extrait de Rouletabille chez le tsar)

Cette idée, comme le constate Jean-Claude Lamy qu’ « Il n’y a pas d’indice pur, toute vérité, ou mieux toute bribe de vérité, ne nous parvient que réfractée à travers une subjectivité. », c’est ce qui a prévalu dans les différentes histoires racontées par Gaston Leroux. Pas simplement dans la série des Rouletabille, qui mettait bien évidemment en exergue le fameux « bon bout de la raison », mais également dans ses pièces de théâtre et autres romans où, à chaque fois, l’auteur impose au lecteur un jeu d’apparences trompeuses (Le fantôme de l’opéra, tant adapté depuis, ou Le fauteuil hanté).

J’en veux d’ailleurs pour preuve les Six histoires épouvantables qui suivent cette courte biographie, des nouvelles qui entraînent le lecteur dans l’univers d’un Gaston Leroux inspiré et malicieux, autour majoritairement d’un cercle de vieux marins attablés à la « terrasse d’un café de la Vieille Darse, à Toulon » et qui échangent leurs contes et légendes :

La hache d’or : où comment un joli cadeau offert à une très vieille dame entraîne des confidences épouvantables… (ma préférée !)

Le dîner des bustes : où le narrateur laisse les apparences prendre le dessus sur la réalité et se retrouve alors dans une situation épouvantable….

La femme au collier de velours : où une vendetta corse ne peut finir que de manière épouvantable…

Le Noël du petit Vincent-Vincent : où l’on découvre un cambriolage sans cambrioleur et un assassinat sans assassin, avec une chute épouvantable…

Not’ Olympe : où la beauté d’une jeune femme provoque une épouvantable décimation parmi ses prétendants…

L’auberge épouvantable : où un couple de jeunes mariés visite le lieu de plusieurs crimes célèbres et épouvantables…

J’ai beaucoup aimé me replonger dans l’écriture de Gaston Leroux, je regrette cependant la brièveté de la biographie et encore plus que l’illustre écrivain, disparu soudainement trop tôt, n’ait pu confier à la postérité ses mémoires, d’homme, de grand voyageur et de connaisseur de l’âme, qui m’auraient sans aucun doute enchantée.

Les femmes qui craignaient les hommes

Jessica Moor

Traduit par Alexandre Prouvèze

349 pages

Éditions Belfond-Noir, mai 2021

Fin de lecture 16 mai 2021.

Je remercie Les Éditions Belfond Noir et Babelio pour m’avoir adressé cet ouvrage dans le cadre d’une Masse critique privilégiée.

Dans une maison discrète et très sécurisée de Widringham, en banlieue de Manchester, vivent cinq femmes retranchées, pour certaines avec leurs enfants. Ce ne sont pas des criminelles, mais des victimes. Leur point commun ? violences-faites-aux-femmes… par des hommes. En tout genre et par divers acteurs : à cause du genre justement pour Nazia dont la famille traditionnelle refuse l’homosexualité, de son passé pour Jenny, de leur conjoint pour Angie, Lynne, ou Sonia.

Chacune garde pour elle ses propres malheurs, la communication est difficile, même entre victimes, et les ateliers communs de prise de parole pas toujours efficaces. Les entretiens individuels avec leur référente Katie sont un peu mieux ressentis.

Mais voilà justement que ce qui agite aujourd’hui cette discrète communauté, c’est la mort par noyade de Katie. A priori, il s’agirait d’un suicide.

Le bougon lieutenant Whitworth mène l’enquête avec son nouveau collègue Brooks, un peu plus subtil, et l’inspectrice Melissa, qui s’occupe plus particulièrement des recherches sur internet. Sans aucune facilité cependant auprès de la directrice des lieux, Val Redwood, assez remontée car visée régulièrement par des insultes anti féministes. Et l’affaire se corse lorsque les recherches dans les fichiers de la police indiquent que Katie Straw n’existe pas…

Dans ce premier roman, Jennifer Moor développe la thématique de l’emprise sous plusieurs formes. Grâce à l’alternance des chapitres consacrés à l’histoire de Katie (« avant ») et à ceux focalisés sur l’enquête (« maintenant »), l’autrice amène peu à peu le lecteur à identifier le processus mis en place par les prédateurs et combien il est difficile d’y échapper, physiquement d’abord, psychologiquement ensuite.

« – C’est le seul homme… le seul que je connaisse comme ça. Le seul que j’aie dans la peau. Autrement dit, je ne peux pas savoir. Je ne peux pas dire s’il vaut mieux ou moins bien qu’un autre. Mais j’avais l’impression que… qu’il était ce qu’il y avait de mieux pour moi.

–Tu l’as quitté, Sonia.

– Je sais. Mais c’était trop tard. Le mal était fait. »

L’autrice explore la dualité de ces femmes à la fois attachées à ceux qu’elles aiment toujours et marquées par la peur viscérale qui s’installe en leur présence ou à l’idée de les revoir.

« – (…) Ça se passe comme ça ici. Quelqu’un sonne à la porte et tout le monde retient son souffle. On entend le crissement du gravier et chacune se dit : Ça y est, le voilà, il m’a trouvée. Et c’est… c’est la fin. De tout. »

Les hommes dépeints dans cet ouvrage sont des prédateurs qui bien souvent mettent en scène leur propre défense : leur femme est névrosée, elle ne s’en sort pas, elle ne s’occupe pas bien des enfants, … alors qu’ils ont instauré une spirale infernale hors de laquelle il est quasiment impossible de s’échapper : les mécanismes des violences sont aisément reconnaissables… par ceux qui sont autour, moins par celles qui sont au cœur de ce système bien rôdé !

Et lorsqu’elles y parviennent, c’est toujours la peur au ventre, notamment celle de perdre la garde des enfants, et sans aucune certitude que cela mettra fin à cette emprise. Alors certaines y retournent… on ne sait jamais, il va peut-être changer…

« – En même temps, je me demande… C’est quoi, le genre de mec qui bat sa femme ? »

J’ai beaucoup aimé l’alternance des chapitres, la montée du suspense, la fragilité exposée de ces victimes. Je n’ai cependant pas réussi à m’attacher aux personnages, sauf à celui Katie, car son histoire est plus développée que les autres. Les chapitres la concernant montrent l’engrenage sordide, la montée en tension conduisant le lecteur à souhaiter avancer alors qu’il sait initialement que l’issue est fatale : c’est très très accrocheur.

La narration et bien évidemment le sujet rendent le livre hautement intéressant, et je suis contente de l’avoir ajouté à ma liste d’ouvrages sur la thématique.