Mamma Roma

Luca Di Fulvio

Traduction d’Elsa Damien

686 pages

Slatkine & Cie, 6 septembre 2021

Fin de lecture 19 octobre 2021.

Je remercie les éditions Slatkine & Cie pour m’avoir adressé les épreuves non corrigées de cet ouvrage, accompagné du livret «La Mia Roma ».

La plume magique de Luca Di Fulvio emmène le lecteur en 1870, dans sa ville natale pas encore italienne ni capitale.

Les destins de Melo, Nella, Marta et Pietro se croisent, se séparent et se rapprochent au gré de l’Histoire qui les dépasse.

Melo et Marta font partie d’un cirque. Le vieil homme s’occupe des chevaux tandis que la jeune fille cherche des occupations et son destin. Elle en veut à celui qui l’a élevée de ne pas posséder une vraie identité, car comme nombre d’enfants de l’époque, elle a été enlevée lors du passage du cirque.

Melo est d’apparence rugueuse tandis que Marta est passionnée.

Nella vient d’adopter Pietro dans un orphelinat. Le jeune homme impertinent est ébloui par cette femme d’apparence froide mais qui l’a sauvé. Cependant, leurs vies basculent quand les terres et les richesses de la comtesse sont confisquées suite à de mauvais placements du comte. Nella et Pietro prennent la fuite pour échapper à l’émissaire du gouvernement, devenu un assassin en puissance.

Tous convergent vers Rome, le cirque pour y planter son chapiteau, Nella pour retrouver la ville de son enfance et de quoi subsister avec Pietro.

De mars à septembre 1870, les quatre personnages sont jetés dans l’Histoire de Rome : armée régulière soutenue par le Pape et zouaves français affrontent le peuple qui se soulève avec ses piètres moyens, la fougue des jeunes appuyée par l’expérience des plus anciens.

« Alors… On va se battre ? demanda Rospo de sa voix rocailleuse. Moi, je veux venger Fil–di–Ferro.

– On va se battre, confirma Melo. Mais il n’y a pas de quoi être heureux. Il n’y a rien de réjouissant, dans une guerre. »

Pietro, féru de photographie, témoigne grâce à son appareil de la misère de l’époque, à l’encontre des portraits bien lissés habituels. Le siège de Rome et sa prise par les partisans républicains lui donnent l’occasion d’exercer son art et de mener à son niveau une guerre contre les usuriers et les nantis qui exploitent les pauvres.

« « Toi aussi, tu es un de ces révolutionnaires ? demanda le prince.

– Non monsieur, répondit-il. Moi je suis juste photographe. »

(…)

« Avec tes photographies, tu es peut-être plus révolutionnaire que tous les autres mis ensemble. » Il se retourna et le regarda. « Ou peut-être es-tu seulement plus honnête… Et plus sincère… Que nous tous. » »

Courage, amour, fierté, orgueil, passion animent nos héros tour à tour, que leur pudeur empêche bien souvent d’ouvrir aux autres leurs cœurs et de dévoiler leurs sentiments.

Autant je lis très vite habituellement, autant j’ai dégusté page après page cette superbe fresque d’un amoureux de Rome : la ville, au travers des yeux de Nella, malgré sa puanteur, sa boue et sa grisaille, est un joyau quand un rayon de soleil se glisse et l’éclaire :

« Rome était une ville répugnante, quand on la regardait comme ça. Et pourtant, tous les jours, le soleil se levait sur cette ville répugnante. Alors les rues boueuses, les ruines dévorées par les plantes grimpantes, les tricheries, les excréments, les mensonges, tout disparaissait en fait, tout scintillait. Séduisant chaque jour Romains et étrangers. Les ensorcelant. Ainsi jour après jour, malgré elle, Rome recommençait à se faire pardonner. Et à se faire aimer. »

Les situations et les personnages évoluent sous le regard attendri ou révolté du lecteur, servis par une écriture qui exploite tous les sens : les odeurs, les sons, les images s’imposent à l’esprit.

Un nouveau coup de cœur pour ce roman !

Le fascicule « La Mia Roma », dans lequel l’auteur guide le lecteur à travers Rome, sur les traces de ses personnages, m’a également beaucoup touchée. J’y ai retrouvé la verve de Luca Di Fulvio, et sa voix m’a accompagnée dans la description de ses lieux préférés, qui font partie de son quotidien et de celui de son épouse.

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QI

Christina Dalcher

Traduction de Michael Belano

NiL éditions, 2021

404 pages

Fin de lecture 6 octobre 2021.

Je remercie Babelio et les éditions NiL pour m’avoir adressé cet ouvrage dans le cadre d’une Masse Critique privilégiée.

Après le succès de Vox, qui mettait en scène des femmes auxquelles on interdisait de parler, Christina Dalcher récidive dans la dystopie en proposant un monde très très proche dans lequel la vie de chacun est réglée en fonction de son QI.

QI : quotient intellectuel. En 2040, pour pallier le manque d’écoles au regard du nombre croissant d’élèves, Malcolm Fairchield et quelques autres ont inventé le « score Q ». Dix ans après, les femmes enceintes doivent se soumettre aux tests prénatals du dit score, et les élèves également. Si le score est mauvais, l’élève concerné se voit dégradé et envoyé vers une école adéquate. Ce qui se traduit immanquablement par une impossibilité d’évoluer ensuite professionnellement. La société est imprégnée de ce score Q au point que même les cartes bancaires en sont estampillées, ce qui différencie les files prioritaires ou non dans les magasins.

Horrible ? Oui ! Tous tremblent de recevoir un mauvais score, et surtout les familles qui craignent que leurs enfants ne partent dans les cars jaunes, signifiant leur mort sociale.

« Les cars jaunes ne passent qu’une fois par mois, le lundi qui suit le vendredi des tests. Ils ne reviennent pas en fin d’après-midi.

Ils ne reviennent jamais. Pas avec leurs passagers, en tout cas. »

Mais il semble que le système se dégrade, car même de bons élèves finissent par être ramassés par le fameux car jaune.

Or, bientôt c’est la deuxième fille de Malcolm, Freddie, neuf ans, que la pression des tests rend malade, qui se voit rétrograder dans une école de troisième catégorie. Le car jaune passe… Sa mère Elena, la narratrice, ne peut laisser partir sa petite fille sans réagir. Professeure dans un lycée de grand renom, elle va tout mettre en œuvre pour rejoindre son enfant. Bien évidemment sans en informer son mari et leur fille aînée Anne.

Elena va retrouver Freddie et découvrir non seulement une école qui ressemble à un camp de travailleurs, mais également que bien plus grave se trame sous cette couverture éducative.

« Il y a des barreaux aux fenêtres.

D’après mon expérience, les barreaux ont deux fonctions. Soit ils empêchent les gens d’entrer, soit ils les empêchent de sortir. Je me demande, tandis qu’une sensation de malaise s’installe au creux de mon estomac, à quoi servent les nôtres. »

Au fur et à mesure de la narration, on comprend qu’Elena n’est pas tout à fait étrangère à la mise en place du Score Q, même si elle n’en envisageait évidemment pas les conséquences à long terme. Mais ce qu’elle découvre dans l’école de troisième catégorie où est affectée sa petite fille va la terrifier et l’amener à se battre pour changer définitivement le système.

L’exploration du passé, au travers de la grand-mère tant aimée d’Elena, permet de mieux appréhender le drame qui se joue : la jeune femme voit se reproduire sur la génération de sa fille ce qu’avait contribué à stopper son aïeule.

L’auteure y montre également l’amour inconditionnel qu’éprouve Elena pour sa fille Freddie, justement parce qu’elle n’est pas comme les autres, à l’encontre d’un système qu’elle a contribué à favoriser. C’est une sorte de spirale qui se crée, à laquelle seule celle qui l’a initiée peut mettre fin.

J’aime les fondements historiques dans les romans, et celui-ci n’y fait pas exception. Dans cette dystopie eugéniste, Christina Dalcher interroge le regard supérieur que certains peuvent poser sur d’autres, préjugés prémices aux discriminations sociales et à toutes sortes de dérives, malheureusement déjà observées mais sans que l’humanité n’en ait vraiment tiré leçon. Cette sordide page de l’histoire des États-Unis, bien souvent masquée, est ainsi dévoilée au travers d’une fiction accessible à tous… et à mettre entre les mains de tous !

En sus, Christina Dalcher force son personnage principal, Elena, à se confronter à ses propres contradictions : ce qui est valable pour les uns ne le serait-il plus si cela la touche de près ?

Un très bon roman, certes, une base de réflexion importante en plus !

Carmen Cru – La Vioque de choc

(L’intégrale tome 2)

Lelong

152 pages

Éditions Audie-Fluide Glacial, 2003

Fin de lecture 23 octobre 2021.

Cette intégrale tome 2 regroupe les tomes 4, 5 et 6 des aventures de Carmen Cru, deux bandes-dessinées hors l’héroïne préférée de Lelong, des planches d’esquisses et une interview de l’auteur explicitant son rapport aux personnages et aux lieux qu’il décrit.

J’ai découvert Carmen Cru il y a vingt ans, dans la salle d’attente d’un hôpital. J’ai tout de suite aimé cette vieille dame insupportable, indigne, qui pose son regard cynique sur ses voisins et le monde en général.

J’ai lu ou acheté d’autres ouvrages depuis, mais cette intégrale m’a beaucoup plu, car l’auteur y expose à la fois dans une des histoires et dans son interview la jeunesse de Carmen, et la façon dont sa maison s’est retrouvée enclavée dans un quartier d’immeubles.

Carmen Cru, c’est une vieille dame acariâtre qui profite de ses voisins, Raoul et Mouvilon. Ceux-ci la méprisent ou la tolèrent, mais elle est souvent la source de leurs conversations.

Solitaire, affublée de son vieil imper tout miteux, de son cabas et de son vieux vélo, elle est toujours en activité : lessive, courses, récurage de sa maison, entretien de son jardin ouvrier. Alors qu’elle dit et écrit souvent qu’elle n’a rien fait de sa journée…

« Ça a été une journée ordinaire, rien que de la simple routine. »

Elle dérange aussi parce qu’elle renvoie aux autres leur paresse et la vacuité de leur existence :

« J’ai des feignants et des malpropres comme voisins, et faut que je les endure, y a des fois où je m’admire. »

Son neveu qui vit de mauvais vin et de filles essaye par tous moyens de lui soutirer de l’argent. Mais la vieille dame ne s’en laisse pas compter ! Roublarde, c’est en majorité elle qui renverse les situations et, procédurière, accumule plaintes et pétitions contre tous.

Je n’aime pas particulièrement les dessins, notamment des personnages – ils sont tous très laids -, mais l’ensemble en noir et blanc sert les histoires que raconte Lelong.

Les gags ou réflexions de Carmen me font rire ou même éclater de rire tant sa mauvaise foi est patente, et qu’elle l’assume sans vergogne.

« Y en a qui s’imaginent qu’on peut m’acheter pour des futilités que je me contrefiche. (…)

Faut pas me prendre pour pire que je suis. »

J’ai une certaine tendresse pour l’increvable aïeule, qui refuse toute attache et tout sentiment, même quand une longue tirade lui est servie par un certain… Gérard Depardieu !

Clues – Intégrale

Mara

184 planches + 26 pages de croquis

Éditions Akileos, 2016

Fin de lecture 10 octobre 2021.

Entre 2008 et 2015, la dessinatrice, scénariste et coloriste Suisse Margaux Kindhauser, dite Mara, a raconté l’histoire d’Emily Arderen, dont l’intégralité des aventures a été compilée en 2016.

J’ai eu beaucoup de plaisir à lire d’affilée ces quatre romans graphiques qui comptent l’histoire d’une jeune fille d’une vingtaine d’années qui, exilée aux États-Unis, revient en 1898 à Londres afin de faire toute la lumière sur la mort de sa mère.

Et quoi de mieux que de se faire embaucher auprès de l’élite de Scotland

Yard, le célèbre inspecteur Hawkins, pour trouver des indices, les fameux « clues »!

Évidemment, à la fin du dix-neuvième siècle, il est impensable qu’une femme s’occupe d’autre chose que de servir le café ou récurer le bureau du grand inspecteur… Mais la ténacité d’Emily, son intelligence fine vont se révéler un véritable atout pour faire progresser l’enquête sur un gang qui sévit depuis de nombreuses années, les Red Arrows. Infiltrés dans tous les milieux, commettant des actes terroristes, ils menacent le pouvoir en place. Hawkins, son fidèle ami Henry et Emily vont s’atteler à démanteler cette redoutable organisation.

Le Livre Un, Sur les traces du passé, expose quelques planches où apparaissent Emily et sa mère en 1881, puis le retour de la jeune fille à Londres en 1898 et ses premiers pas près d’Hawkins.

Emily est impatiente, sans réflexion et maladroite.

Le Livre Deux, Dans l’ombre de l’ennemi, met en lumière les ramifications des Red Arrows, ainsi que leurs actes destructeurs envers ceux qui les combattent. Les vies d’Emily et Hawkins sont en danger.

Le Livre Trois, Cicatrices, se focalise sur le passé d’Hawkins. Raconté par Henry, on découvre le tout jeune homme de la campagne essayer de s’intégrer dans le quartier trouble de Whitechappel, et s’intéressant fortement aux sciences forensiques. On y comprend aussi comment ont été fondés les Red Arrows et le lien avec la mère d’Emily.

Enfin, le Livre Quatre, A la croisée des chemins, transcrit le dénouement de l’histoire. Le dessin et le coloriage y sont différents des trois premiers tomes.

Autant les précédents évoquent bien l’époque victorienne, avec des dessins fins et nets, des couleurs pleines, autant le quatrième tome apparaît plus moderne, avec un dessin moins net et un coloriage de type aquarelle, plus flou. Je l’ai moins aimé pour ces raisons, mais cela traduit peut-être la volonté de l’autrice de mettre en exergue la volonté jusqu’au-boutiste d’Emily de démanteler le gang : moins de romantisme, plus de réflexion et de détermination, et surtout plus de réalisme. Emily a gagné en maturité, elle a perdu sa candeur.

Chaque tome est introduit par une planche dessinée et non coloriée.

Les planches de croquis en fin de livre montrent le travail de conception, et intègrent une photographie de Mara réalisant son œuvre. C’est très intéressant de voir un croquis se transformer en dessin plus net puis en une planche colorée, ou de constater l’abandon de certains dessins initialement prévus dans une planche.

J’ai donc aimé l’ensemble de l’ouvrage pour ses qualités esthétiques ainsi que pour l’histoire et les interactions entre les personnages. J’ai également été sensible à la mise en valeur des recherches scientifiques qui ont permis de faire évoluer la prise en charge des victimes de crimes et aider à la résolution des enquêtes.