
Antoine Renand
573 pages
Éditions Robert Laffont, Collection La Bête Noire, 2021
Fin de lecture 14 novembre 2021.
Antoine Renand, auteur de L’empathie, excellent thriller primé en 2019, amène le lecteur à s’interroger sur son époque dans ce nouveau roman aux descriptions explicites et très violentes.
C’est sur mon téléphone mobile que je rédige cette chronique. Comme toujours. Par mesure de rapidité, d’accessibilité. Un objet qui permet de rester en contact aussi, avec les amis, avec des connaissances, et quelquefois de parfaits inconnus grâce aux réseaux sociaux. Mais si moi je sais qui je suis, quelle certitude ai-je face à celui ou celle qui poste un message ou m’adresse une photo ? On a beau être alertés des dangers, le monde actuel ne peut se passer d’internet ou des portables. On peut juste minimiser les risques.
C’est ainsi qu’Ambre va se retrouver piégée : désireuse de prendre le large en raison d’une mère qui l’étouffe, elle décide de partir loin avec son petit ami et de passer chez Baptiste qu’elle a rencontré sur le net. Ils discutent ensemble depuis longtemps, elle lui a confié ses joies et ses peines, elle a toute confiance en lui. Elle ne devrait pas. Car cet homme devient bientôt son pire cauchemar. Asservie, Ambre devient l’esclave de celui qu’elle prenait pour un ami. Mais ne perd jamais de vue l’envie de se sauver. Même lorsque le bourreau s’humanise.
« Elle allait le tuer. S’enfuir à toutes jambes, (…). Ivre de liberté, portée par l’espoir. »
En parallèle, Arthur voit sa vie s’écrouler. Scénariste de film et réalisateur, il ne trouve plus de producteurs. Les relations avec son épouse se distendent, car elle lui reproche de ne pas être plus soutien de famille. Elle ne l’admire plus. Arthur découvre bientôt que sa femme le trompe. Elle lui demande de quitter le foyer. C’est un coup terrible pour le presque quadragénaire qui ne voit plus beaucoup son jeune garçon.
Conscient qu’il lui faut trouver un travail, même purement alimentaire, Arthur candidate et est retenu en qualité de modérateur dans une filiale du réseau social « Lifebook ». Et ce qu’il découvre ressemble à la lie de l’humanité ! Les clics se succèdent, pour accepter ou supprimer des contenus qui contreviennent à la politique « maison » : violents, à caractère sexuel, raciste, … pas de demi-mesure, pas de réflexion inutile…
« Ce sont des règles à appliquer, vous n’avez pas besoin de réfléchir (…). »
Une scène de vie quotidienne ou œuvre mondialement connue passe par le crible sans faille (ou presque !) de la modération attendue ; elle ne saurait être maintenue sur le réseau en raison d’un téton qui dépasse ou d’une toison un peu fournie… (femme allaitante et le fameux « L’origine du monde » de Gustave Courbet, effectivement supprimés d’un réseau social connu).
Au-delà de ce qui peut prêter à sourire, les apprentis modérateurs sont confrontés à des vidéos ultra-violentes : comment rester huit heures par jour à visionner des contenus de ce type sans en être affectés ?
Arthur est invité par ses nouveaux amis à investir une maison commune dans laquelle drogue et alcool sont ingérés sans discontinuer. Il se lie plus spécialement avec Yuna, de vingt ans sa cadette, qui n’a pas froid aux yeux, Romain et Nico. Tous les quatre vont mettre au point un système permettant de punir les récidivistes des vidéos violentes qu’ils visionnent.
C’est notamment en pensant aux jeunes, aux enfants, que j’ai lu ce livre. Avec effroi. Avec terreur parfois. Les contenus auxquels ils sont susceptibles d’être exposés peuvent entacher à jamais leur innocence. Et ce ne serait peut-être, malheureusement, qu’un moindre mal… car ils pourraient aussi, comme Ambre, s’épancher auprès d’un prétendu « ami » qui s’avérerait être un monstre de cruauté.
Il y a un peu de « Room » (Emma Donoghue) dans la partie du thriller qui concerne Ambre, adapté au monde d’aujourd’hui.
Il y a aussi une réflexion sur ce que cette violence dit de notre société, des relations entre les êtres, du sentiment d’impunité ou au contraire de confiance qui anime celui qui est derrière son clavier :
« Les liens se forment plus rapidement sur Internet… Dans ces échanges virtuels prolongés se mêlent les sensations paradoxales d’une distance géographique qui sécurise et d’une très grande proximité dans la discussion. On est chez soi, protégé, sans le poids d’un regard posé sur soi. De plus, on idéalise l’autre. Et l’on en vient très vite à raconter des choses que l’on n’aurait pas dites en tête-à-tête à un ami. »
Et bien sûr, une réflexion émerge : comment ne pas tomber dans l’écueil de se substituer à la justice quand on ne peut plus supporter la violence… en devenant soi-même violent, « accro » à l’adrénaline du justicier ?
Malgré quelques longueurs sur la partie concernant Arthur, j’ai beaucoup aimé ce livre dans sa construction. Il est parfaitement « adapté » à notre époque dans ce qu’il dénonce… et notamment l’influence des réseaux sociaux sur notre société, la rapidité de partage de contenus horribles, malgré les modérateurs. J’ai eu du mal à lire certaines descriptions de vidéos, suis passée très rapidement au regard de la violence qu’elles dégagent.
Bravo à Antoine Renand pour avoir mis en place des personnages attachants ou profondément rebutants, suscité des émotions qui fluctuent tout au long de la lecture, des sentiments contradictoires au fil des situations… et une envie de se désabonner de tous les comptes sociaux !
Gros coup de cœur pour un thriller-pavé impossible à lâcher, lu en deux jours.
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P.S. : expérience personnelle d’une modération incompréhensible très récente.
J’ai découvert début novembre l’excellente série d’Arte H24, qui, au moyen de vingt-quatre mini-vidéos de quatre minutes chacune, dénonce les inégalités, injonctions ou violences auxquelles sont soumises les femmes en tout lieu/à tout âge.
J’ai voulu partager mon visionnage sur un célèbre réseau social. Quelques jours après, j’ai été informée que mon post était contraire aux règles du dit réseau… j’ai persévéré, mon post n’a jamais été publié.
Dans le même temps, Arte poste tous les jours, sur le même réseau social, une vidéo de la collection… !
Une réflexion sur « S’adapter ou mourir »