La dislocation

Louise Browaeys

317 pages

Harper Collins, 2020, Collection Traversée

Rentrée littéraire septembre 2020

Fin de lecture septembre 2020

Je remercie Babelio pour m’avoir proposé ce livre dans le cadre d’une Masse Critique privilège et Harper Collins France pour me l’avoir adressé. J’en suis d’autant plus ravie que j’avais rencontré les deux premiers auteurs de la Collection Traversée en début d’année 2020 et que j’avais beaucoup aimé le concept de cette collection.

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Cette jeune femme dont on ne connaît pas le nom, car elle-même l’a oublié, narre l’exploration du monde en général et de son monde intérieur post-internement psychiatrique, à la recherche de son histoire disparue.

Car la mémoire lui fait défaut et même son appartement lui est étranger : elle se reconstitue petit à petit un vocabulaire, consigne dans un carnet les nouveaux mots qu’elle apprend.

Elle a cette volonté farouche de vouloir retrouver son passé que ses proches se refusent à lui dévoiler. Camille, dit K, un père isolé qui semble être un ami d’enfance, en fait partie. C’est lui qui la conseille, lui apporte des livres qu’elle délaisse ou crayonne le plus souvent. C’est également lui qui insiste pour qu’elle reprenne une vie amoureuse. Lasse de sa vie morne, la jeune femme se laisse convaincre.

Et c’est ainsi que débute le tourbillon des sens au gré des rencontres charnelles, dont Wajdi, vendeur dans ces magasins de bricolage qu’elle affectionne tant.

Puisque la mémoire fait défaut, le corps n’est plus que sensations. La narration se fait autour de cette recherche émotionnelle, dont la finalité est d’identifier une personnalité qu’elle ne reconnaît pas. On explore avec elle le quartier dans lequel elle habite, ses efforts pour sortir de son appartement rassurant.

Puis son voyage vers Saint-Brieuc, ses rencontres et ses réflexions chaotiques issues de son cerveau malade.

C’est, dans les trois premiers quarts du livre, pathétique et joyeux à la fois : triste du fait de cette recherche d’identité mêlée de flash-back, assortie d’épisodes dépressifs, et joyeux par l’humour qui transparaît dans les réflexions et le regard que la narratrice porte sur cet univers qu’elle redécouvre : identité sexuelle, volonté écologique, vacuité de l’existence.

Puis la découverte de ce qui a engendré cette maladie, « la dislocation », entraîne le lecteur dans la certitude que ce qui se joue dans le présent de cette femme résulte probablement de l’éducation toute particulière qu’elle a reçue.

L’écriture est riche, enlevée, le lecteur se laisse porter par cette jeune femme en quête d’elle-même. Il est happé par la description de son état d’esprit et de ce combat entre ce qu’elle pense être : « J’attendais du respect, de la pondération, de la pudeur. J’étais une femme presque mûre, en âge de régner sur une famille nombreuse. » et les émotions qui la submergent : « Et en même temps j’étais déjà vaincue, adolescente, subjuguée par la beauté insultante et l’étrangeté de ce garçon. ».

Aux confins d’une sensibilité exacerbée et d’un esprit malmené, l’auteure ingénieure agronome signe le portrait d’une femme marquée par l’urgence écologique, la sauvegarde de la terre et sa propre impossibilité de faire face à tant de responsabilités. Une femme, une mère, des pensées profondes qui se croisent et interpellent : pourquoi tant d’acharnement à vouloir perpétuer une humanité vouée à disparaître avec son hôte ?

Si j’excepte les passages un peu « crûs» des rencontres sexuelles, la poésie, la richesse du vocabulaire et le regard porté sur le monde vivant par cette spectatrice hors d’elle m’ont énormément plu.

Citations

« Je pense de plus en plus, à force de regarder les gens aller et venir dans cette ville côtière, à force de me concentrer sur leur laideur et sur leur épisodique beauté (…), je pense de plus en plus que ce ne sont pas les êtres eux-mêmes qui comptent, mais les liens entre eux, les liens qu’ils tissent et détissent, les liens qu’ils imaginent ou qu’ils essaient d’oublier. »

« Je devais vérifier que tu prenais des médicaments et je t’ai conseillé de tenir un carnet avec des listes de mots, d’écrire dedans au moins tous les jours, avant de te coucher. C’est ce que tu faisais avant d’aller à l’hôpital, alors j’ai pensé que cet exercice t’aiderait à te guérir. Les mots ne consolent de rien mais ils offrent une maison modeste, une sorte de cabane où l’on peut s’abriter le temps d’une saison et attirer des oiseaux rares. »

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