
Malcolm Gladwell
472 pages
Le Livre de Poche, 2021, Calmann-Lévy, 2020
Fin de lecture 18 juillet 2021.
Je remercie Babelio et Le Livre de Poche de m’avoir adressé cet ouvrage dans le cadre d’une Masse Critique non fiction. J’avais sélectionné ce livre – en lice pour un prix des lecteurs – au regard de sa thématique qui m’intéresse hautement : les aspects psychologiques des rencontres, ce qui fait qu’on arrive à se tromper sur quelqu’un en toute bonne foi.
L’image de couverture est bien choisie : la connexion entre deux individus ne s’avère finalement pas toujours aussi simple qu’on pourrait le croire.
Tout le livre est écrit pour expliciter comment un fait divers mettant en jeu une jeune femme Noire, Sandra Bland et un policier, Encinia, a pu se terminer tragiquement, du fait de croyances erronées.
Ce livre est très documenté. Il comporte cinq parties découpées elles-mêmes en chapitres rapportant des événements historiques dont le principal protagoniste ne correspondait pas à l’image qu’on se faisait de lui, quarante pages de notes découpées en référence aux chapitres, un index des noms cités et une table des matières.
L’auteur part d’un postulat initial grâce à la narration du fait divers : chacun « reconnaît » l’autre en fonction de ce qu’il est lui-même, ou de qu’on lui demande de faire.
Il va ainsi s’évertuer au long du livre à montrer comment, dans différentes phases de l’histoire mondiale, des hommes et des femmes ont été abusés ou se sont laisser abuser par une apparence ou peut-être simplement parce qu’ils projetaient leur propre désir : cela a provoqué des guerres, des erreurs judiciaires, des suicides.
Chaque partie du livre se concentre sur plusieurs histoires servant le postulat initial.
Ainsi, l’affaire des espions de Cuba et celle d’Hitler, dupant des diplomates, reposent sur un aveuglement différent :
« Il s’agissait de l’incapacité d’individus par ailleurs intelligents et professionnels à comprendre qu’on les berne. Il s’agit ici de circonstances où certaines personnes se laisser duper par Hitler, mais pas d’autres. Et l’énigme tient au fait que les dupes ne se conforment pas à vos attentes, et que les protagonistes lucides sont ceux que vous estimiez pouvoir duper. »
Les histoires de la Reine de Cuba, du fou sacré et du garçon dans les douches relèvent de ce que Tim Levine démontra de l’expérience de Milgram sur le degré de soumission, sous le nom de « Théorie de la vérité par défaut » :
« nous sommes bien meilleurs que le hasard pour identifier correctement les étudiants qui disent vrai. Mais nous sommes bien plus mauvais pour identifier correctement les étudiants qui mentent. (…) Nous optons pour la vérité par défaut : nous partons du principe que les personnes à qui nous avons affaire sont honnêtes. (…) Vous croyez une personne parce qu’elle ne vous inspire pas assez de doutes.»
Mais cette injonction innée de croire par défaut sauvegarde également les liens sociaux et les entreprises, car l’inverse pourrait donner lieu à une paranoïa rampante, et appliqué dans certains cas, conduit à des erreurs judiciaires !
S’agissant de la « transparence », l’auteur tente de démontrer que les habitudes d’une société spécifique conditionnent ses individus à identifier autrui comme menteur ou sincère au regard du comportement qu’il adopte. Les personnages des sitcom outrent leurs réactions « attendues », de façon que même en coupant le son, on peut identifier leurs émotions. Dans la vie réelle, toute personne qui dévierait de cette apparence attendue serait forcément disqualifiée. Les habitudes divergent cependant en fonction des cultures, et les représentations émotionnelles également.
« Nous avons construit un monde où une discrimination systématique s’exerce contre une catégorie de personnes qui, sans aucune faute de leur part, violent nos idées ridicules sur la transparence. »
Les résultats des études de Tim Levine font froid dans le dos à cet égard, des professionnels de l’analyse criminelle n’arrivant manifestement pas à déceler le vrai du faux ! Dans cette partie, Malcolm Gladwell met ainsi en exergue la difficulté physiologique de reconnaître les réactions de l’autre lorsqu’on est sous l’emprise de substances qui altèrent le discernement – l’alcool par exemple – et il évoque même les conséquences du stress induit par des situations d’interrogatoires poussés à l’extrême : l’effet conjugué du « cortisol, de la testostérone et des hormones thyroïdiennes » affecterait le cortex pré-frontal et donc les capacités mémorielles, ce qui pourrait amener un sujet à inventer de toutes pièces une réalité en laquelle il croirait de façon absolue… et en toute bonne foi !
Enfin, la dernière partie évoque l’importance du « lieu » où se situe l’action, et l’interdépendance entre les deux : une action (telle un suicide) ne peut être effectuée que parce que le lieu le permet. J’ai été particulièrement intéressée par les statistiques concernant les suicides au gaz dans l’Angleterre des années 50-60 et du pont de San Francisco. S’il n’y avait plus le lieu, donc le moyen, les chiffres s’effondraient… Cette méthode appliquée aux consignes données aux services de police explicite grandement les erreurs commises dans l’appréciation des infractions.
L’auteur conclue sur le cas de Sandra Bland en montrant comment le conditionnement sur ces trois points (vérité par défaut inversée, transparence, et lieu) du policier Encinia l’a amené à prendre de mauvaises décisions.
Je pensais que ce livre m’amènerait à identifier des attitudes permettant de connaître rapidement les intentions d’un-e inconnu-e. Il n’en est rien, bien au contraire ! Il a plutôt remis en question des certitudes ou au moins des préjugés. Je regrette juste un manque de clarté à certains moments, avec des allers/retours sur des cas évoqués qui ont rendu la lecture un peu laborieuse. Mais la documentation, les recherches, les statistiques en font un livre hautement passionnant, qui incite à l’humilité et à la modestie dans l’approche d’autrui… en évitant notamment de l’envisager via son propre prisme !