Sucre amer

Avni Doshi

293 pages

Éditions Globe, janvier 2022

Fin de lecture le 2 janvier 2022.

Je remercie les Éditions Globe pour m’avoir adressé ce premier ouvrage d’Avni Doshi, à la magnifique couverture, dans le cadre d’un service presse.

Antara, la narratrice, décrit sa relation douce-amère avec sa mère, Tara, qu’elle appelle Ma, dans une Inde encore profondément marquée par le poids des traditions.

Antara est tourmentée par les signes de maladie d’Alzheimer dont sa mère souffre très précocement.

Car Antara souhaite plus que tout que sa mère se souvienne. Elle pense qu’à présent devenue adulte, elle pourra dialoguer avec sa mère, lui demander des comptes. Et ainsi effacer les manques de cette femme-enfant qui n’a toujours recherché que son propre épanouissement, souvent au détriment de sa fille.

Le récit s’écrit au présent de la vie de couple d’Antara avec Dilip et de sa recherche artistique complexe, avec de multiples retours vers son enfance et les souvenirs de sa relation à sa mère.

On découvre ainsi que Tara, mariée jeune, n’est aucunement faite pour une vie de couple réglée par les coutumes indiennes ! L’omniprésence et l’omnipotence de sa belle-mère pèsent sur cette jeune femme qui ne rêve que de s’amuser. Elle délaisse son enfant. Mais finit par l’emmener avec elle dans un ashram où elles passeront quelques années. Là encore la fillette n’aura de cesse d’être remarquée par sa mère, amourachée du gourou. C’est cependant une autre femme, Kali Mata, qui lui servira de substitut maternel, sans doute plus approprié que sa génitrice. La maltraitance continue lorsque l’enfant se retrouve rudoyée dans un pensionnat catholique.

Tara ne sait pas être mère : trop absorbée par sa propre existence, son attitude nie celle de sa fille, jusque dans ses recherches artistiques. Et c’est la sourde angoisse de l’abandon, physique et émotionnel, qui prédomine le lien filial.

Alors, aujourd’hui adulte, confrontée à la maladie naissante de sa mère et à sa propre grossesse, Antara doute de ses propres choix : est-elle comme sa mère ? Quelle mère pourrait-elle devenir sans cette référence essentielle ?

La colère s’échappe enfin, l’envie de mettre fin à cette mère qui ne l’a pas entourée et dont elle doit prendre soin désormais.

« Je voudrais qu’en Inde aussi l’euthanasie soit autorisée par la loi, comme aux Pays-Bas. Pas uniquement au nom de la dignité du patient, mais au nom de toutes les personnes concernées.

Ainsi je pourrais être triste, et pas en colère. »

Les femmes et les traditions sont au cœur de ce roman : la mère, la grand-mère, la belle-mère, l’amie de toujours, la nourrice, la servante, … c’est leur place dans la cellule familiale qu’interroge l’auteure, mais aussi au sein même de la société.

Les hommes sont en effet relégués au second plan : plus ou moins absents, tel le père d’Antara, incompréhensifs, coureurs de jupons, plus intéressés par l’avis – la vie ? – de leur mère que de celui de leur femme, …

Cela peut sembler un peu caricatural, mais c’est la vision de la narratrice, forgée par son expérience et vue par le prisme de ses relations avec son entourage.

C’est le cœur serré que j’ai lu cette très belle histoire.

Les descriptions, tant des lieux de vie que des sentiments, sont très marquantes. Je me suis promenée dans les rues de Pune, sous la chaleur écrasante, j’ai dégusté le thé et les gâteaux interdits à Tara. J’ai observé les scènes de la vie quotidienne dans l’appartement de Tara et dans celui d’Antara et Dilip, les efforts de la jeune femme pour contenir sa peine et quelquefois sa rage.

J’ai ressenti la douleur de la petite fille puis la violence de l’adulte qui s’est construite dans cette quête perpétuelle de l’attention et de l’amour maternels. J’ai aussi envisagé, privilège de lectrice, la place de la mère qui ne souhaitait pas mener son existence ainsi.

Car la mère et la fille ne sont finalement pas si différentes : toutes deux souhaitent échapper à une destinée écrite par d’autres…

A travers l’histoire entre ces deux femmes, Avni Doshi pose un regard acéré sur le conformisme, la maternité, la maladie, les obligations parentales et filiales, quand, au fil du temps, elles s’inversent.

Et l’on comprend fort bien pourquoi ce livre s’est retrouvé finaliste du Booker Prize en 2020.

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La famille Tabor

Autour de la piscine de la propriété de Palm Springs, sous un chaud soleil, la famille Tabor ses failles glaçantes… © CF 11/09/2021

Cherise Wolas

509 pages

La Croisée, 2021

Fin de lecture le 6 septembre 2021.

Je remercie les éditions La Croisée et le Groupe Delcourt pour m’avoir adressé ce deuxième roman de Cherise Wolas.

La famille Tabor, de Palm Springs, projette toutes les apparences de la famille juive qui a réussi.

Le père Harry a fondé une société qui aide des réfugiés juifs à s’installer aux États-Unis, la mère Tara est une psychologue pour enfants renommée. Leurs trois enfants ont une belle carrière également : Camille est une anthropologue qui voyage aux quatre coins du monde, Phoebe a monté son cabinet d’avocats et Simon, avocat également, forme une belle famille avec sa femme et ses deux filles.

Revenir en week-end dans la maison familiale s’avère un moment privilégié :

« (…) être à la maison, c’est comme pénétrer un royaume spécial, un royaume où tous les Tabor resplendissent d’une brillance incroyable ; car cet éclat est une caractéristique propre à leur famille. »

Cependant, en ce jour où Harry doit recevoir le prix d’« Homme de la décennie » pour son œuvre, chacun s’interroge tour à tour sur ce qu’il est vraiment et ce qu’il refuse de montrer aux autres membres de la famille. Finalement, tous se mentent et mentent à leurs proches, pour des raisons parfois identiques : il ne faut pas décevoir l’attente des siens. Ou tout simplement, ne pas perturber l’équilibre familial en amenant ses propres dysfonctionnements :

« Se sent-elle de gâcher tout ce bonheur familial ? »

L’introspection de chaque personnage est très détaillée et fournit de nombreuses explications sur ce qu’il veut cacher. C’est d’autant plus amusant de voir comment chacun est alors perçu par les autres.

Car rien ne va plus dans la famille Tabor ! Et ce regroupement pour fêter le père, mal à l’aise avec ses propres secrets, pourrait tourner rapidement au vinaigre.

« Nous nous attachons aux autres dans l’ardeur de l’amour, et l’intimité nous convainc que nous savons tout de l’autre. Mais ce n’est pas le cas. Nous ne savons jamais. Nous ne pouvons jamais. »

J’aime beaucoup les livres qui permettent d’entrer dans l’intimité d’un foyer, même élargi puisque les enfants adultes n’y vivent plus. Outre les pensées des personnages, se dessinent les interactions basées sur les mensonges, jusqu’à ce que la vérité éclate et fasse table rase des apparences. Pour repartir sur des bases saines, chacun en accord avec soi-même, préalable pour l’accord avec autrui, pour retrouver ensuite une unité familiale réparatrice.

Ce livre explore aussi, en arrière-plan tout d’abord puis plus précisément, les fondements de la foi et de la pratique religieuse, quand celles-ci participent ou se heurtent à l’histoire familiale ou aux contingences quotidiennes : respect des fêtes qui rassemblent, moindre intérêt pour l’exploration scripturale.

« Ce qui est mystique n’est pas planifié, on ne peut en discuter ni se mettre d’accord sur ce qu’il est, on doit entendre l’appel et faire ce que l’on est obligé de faire pour l’éprouver. »

Le style de Cherise Wolas mêle action au présent et introspection, si bien qu’on ne s’ennuie jamais dans ce superbe roman.