Requiem des ombres

David Ruiz Martin

384 pages

Taurnada Éditions, mai 2022

Fin de lecture le 3 mai 2022

Je remercie les Éditions Taurnada pour m’avoir adressé cet ouvrage en format numérique dans le cadre d’un service presse.

C’est le deuxième opus de David Ruiz Martin que je lis, après le fabuleux Seule la haine.

Ici, l’on découvre Donovan, un cinquantenaire usé par la vie. Romancier à succès, il est accablé depuis son adolescence par la disparition de son frère Virgile, lors d’une agression commune. En 1973, la brume autour du lac de Neuchâtel était si forte et a duré si longtemps qu’elle a, selon la légende, « rendu les hommes fous ». Et surtout empêché Donovan de distinguer les traits de leur agresseur. L’enfant n’a jamais été retrouvé, et sa mort déclarée au bout du délai légal a conduit à enterrer un cercueil vide. Fi pour le deuil !

La famille et la communauté ne se sont jamais remis de ce fait divers.

Donovan s’est exilé à Paris, a construit sa carrière. Mais à cinquante-six ans, sa volonté de faire la lumière sur la disparition de Virgile reste farouche. Et surtout, depuis la mort de son père honni du faut de son tempérament violent, Donovan a le syndrome de la page blanche. Il sent qu’il doit en finir avec son passé. Alors, sans prévenir personne, le romancier revient sur les lieux sombres de son enfance.

« La maison me paraissait telle que je l’avais quittée trente-huit ans plus tôt. Sa façade hostile trahissait la rancœur et l’air ambiant semblait toujours exhaler des relents de haine. »

Il retrouve des policiers qui ont mené l’enquête à l’époque, sans succès, son meilleur ami Aaron, la douce infirmière qui l’a materné lorsqu’il s’est retrouvé hospitalisé, et fait la connaissance d’une mystérieuse jeune femme, Iris. Détentrice d’un don prémonitoire, Iris fascine Donovan. Elle seule peut l’aider à démêler son passé et peut-être entrevoir l’avenir.

Cependant Iris est profondément affectée par son don : connaître le futur l’attriste, car elle ne peut qu’accepter ce qui arrivera à ceux qu’elle rencontre. Elle ne peut l’influencer.

Si Donovan n’était pas revenu, la vérité n’aurait pas éclaté. Mais cela aurait sans doute évité d’autres morts…

C’est un thriller bien sûr, mais c’est surtout le drame d’une vie et la recherche de la vérité aux moyens peu conventionnels qui sont mis en exergue par l’auteur. Il y dénonce le système judiciaire qui empêche la poursuite des enquêtes et dénie aux familles de disparus la possibilité d’accomplir leur deuil.

« (…) Comment appelez-vous le fait d’obéir à des lois aberrantes au détriment d’un enfant disparu ?

– Un moment d’égarement, dit-il à court d’arguments.

– Alors je dis que vous manquez sacrément de vocabulaire ! »

Cet échange montre également la dose d’humour cynique saupoudré ici et là dans l’ouvrage, sans doute nécessaire pour détendre un peu le lecteur. Car l’ambiance est évidemment très sombre, entre le romancier alcoolique et dépressif et les violences qui l’entourent dès qu’il commence à approcher de la vérité.

Ce que j’ai moins aimé, mais c’est sans doute dû à mon côté pragmatique, est l’aspect un peu fantastique avec le personnage d’Iris et ses visions, qui fascinent tant notre héros. Même si cela ajoute une petite réflexion philosophique sur les conséquences des décisions que chacun prend.

Ce qui se joue, c’est l’emprise de l’être sur sa propre vie, s’il croit au destin : peut-on vraiment changer ce qui a été écrit ?

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Les Garçons de la cité-jardin

Dan Nisand

379 pages

Les Avrils, Groupe Delcourt, août 2021

Fin de lecture 14 août 2021.

Je remercie Les Avrils pour m’avoir adressé cet ouvrage dans le cadre de la rentrée littéraire. Je remercie aussi Dan Nisand pour sa sympathique dédicace, qui m’a accompagnée tout au long de ma lecture.

Est-ce l’homme qui y habite qui modèle le quartier ou bien le quartier qui modèle l’homme qu’il accueille en son sein ?

Voici la question posée par ce premier roman de Dan Nisand.

L’auteur entraîne en effet le lecteur dans Hildenbrandt, une cité-jardin proche de Mulhouse, de celles créées pour humaniser les villes, et qui se sont pour certaines muées en ghettos. Le patron paternaliste d’une usine de conserve alsacienne l’a bâtie pour investir des fonds douteux issus de la Grande Guerre. Les familles y sont venues, des enfants sont nés. Des graines de racailles ou des rêveurs.

« Dire qu’un jour, quelqu’un a voulu ce quartier, ces rues, pour y implanter quelque chose comme une société idéale. Trois quarts de siècle plus tard, voici les fruits de cette belle ambition. Sous l’ombre tutélaire du père fondateur, les enfants bénis de la cité-jardin complotent à devenir des hommes. »

Et certains de ces hommes, les Ischard, fondent leur vie sur la violence, la peur et les trafics en tous genres.

De sa plume poétique et acérée, l’auteur conte Melvil, né entre deux générations, celle de Virgile et Jonas, ses grands frères tant admirés et redoutés mais partis depuis longtemps, celle de plus jeunes dans lesquels il ne se reconnaît pas plus : Melvil ne se sent à sa place à aucun endroit.

Alors le jeune huissier de l’hôtel de ville s’étiole, entre tri du courrier le jour et retour le soir dans le foyer gris et sans âme, auprès du père malade, imbibé de télé et de tabac.

Le coup de fil qui annonce le retour des frères prodigues après des années d’absence augure de nouveaux beaux jours. Avec un plus : la maison a repris vie depuis qu’ils l’ont réinvestie. Melvil y est toujours le larbin, le rêveur, celui qui aime faire plaisir, qui n’ose rien refuser aux grands frères. Pourtant lui le doux ne se sent pas une âme de bagarreur. Lui est travailleur. Lui a pour seuls amis d’autres à part, qu’il n’a pas vraiment choisis : William, un obèse très cultivé, un brin philosophe, et Hippolyte, un infirme fou amoureux des belles voitures. Autant d’opportunités supplémentaires de recevoir des quolibets, voire pire, de la part des grands frères… pour un « regard en coin » ou une parole maladroite.

« L’utopie veut abolir la haine ; l’idéologie ne sert qu’à la légitimer. Toutes deux sont cousines par l’échec auxquel elles se condamnent, car rien, y compris son assouvissement, ne peut éteindre la haine. Même la destruction de son objet ne suffit pas à la stériliser. »

Virgile va de plus en plus mal, Jonas devient incontrôlable. Seule lueur d’espoir, Nelly, l’ancienne petite amie de Virgile, qui pourrait amener un peu d’équilibre dans la maison – et par extension la cité – prête à imploser.

« (…) leur présence instaure autour d’eux une tension agressive, un arc d’électricité – quelque chose comme la raréfaction de l’air précédant la tempête. »

A vingt-cinq ans, il est temps cependant pour Melvil de décider quelle sera sa propre vie : la mènera-t-il à la manière des autres membres de la famille Ischard, suscitant un mélange de haine et de respect apeuré? Ou bien suivra-t-il un chemin très différent ?

L’écriture est puissante, les personnages terribles de réalisme. Quelle histoire que celle de ce tendre jeune homme qui devrait fuir sa cité, sa famille, sans se retourner ! Car lui n’est qu’un spectateur. Dan Nisand nous prend aux tripes avec ses descriptions si justes des personnages, des gestes et des lieux, la maison, le café, la rue. Et avec les mots qu’il met dans la bouche de William, grand historien de la construction de la cité-jardin, on dirait qu’il entraîne le lecteur pour hurler à Melvil la voie qu’il doit prendre : « Sors d’ici, Melvil, et n’y reviens plus jamais»!

La narration est à ce point réussie qu’on a la sensation à certains moments que c’est Melvil lui-même qui raconte son quartier, qui se raconte avec pudeur.

L’admiration pour les grands frères se mue en rejet et dégoût, quand la violence et le mépris sont au paroxysme. On ne peut qu’observer, le cœur serré, la dynamique de la transformation douloureuse qui s’opère. Melvil, « le bavard » intérieur qui n’a pas les mots pour exprimer ses souffrances, pousse désormais un grand cri.

Melvil, un peu lâche, un peu lâché surtout, jeune homme au grand cœur que je ne veux pas quitter. Mais que je laisse partir, les larmes roulant sur mes joues…

Un énorme coup de cœur !