Misogynie

Claire Keegan

45 pages

Sabine Wespieser Éditions, 2022

Fin de lecture 4 avril 2023

J’ai attrapé cette nouvelle par hasard sur le présentoir de la médiathèque. Bien m’en a pris.

Claire Keegan y met en scène Cathal, un homme, durant une journée somme toute ordinaire, un 29 juillet à Dublin. Il accomplit les gestes d’un travail routinier, rentre chez lui en bus, évoque en son for intérieur des instants de la dernière année écoulée avec Sabine, une jeune femme franco-anglaise. Et dans sa maison immobile et silencieuse, avec la chatte Mathilde pour seule compagnie, Cathal visionne un reportage commémoratif du mariage de Lady Diana, et du reste de sa vie.

Comment si peu de pages peuvent-elles en dire si long ? Et si subtilement ? L’auteure irlandaise manie la palette de tous les sens pour distiller petit à petit le doute dans l’esprit du lecteur. Un parfum humé dans le bus, le regard d’une femme de ménage, le goût fade d’un plat de régime, le bavardage d’une voyageuse, tout peut être envisagé de plusieurs façons. Sauf pour un esprit petit, obtus, radin… et misogyne !

« – Tu sais ce qui est au coeur de la misogynie ? Dans le fond ?
(…)
⁃ Ça consiste simplement à ne pas donner (…). »

J’ai beaucoup aimé cette nouvelle, tant sur le fond que sur la forme. Cathal dont on ne sait rien initialement se dévoile peu à peu, par touches posées deci-delà sur la toile. Ombre et lumière alternent entre lui et Sabine, opposant l’un à l’autre. Cathal a conscience de ce qui s’est joué, de ses faux pas. Mais juste un très court instant… après tout, il a bénéficié d’un exemple… ce n’est donc pas de sa faute !

Ce n’est que mon avis : je suis bien contente que ce 29 juillet se soit déroulé ainsi…

La dernière maison avant les bois

Catriona Ward

412 pages

Sonatine Editions, février 2023

Fin de lecture 15 février 2023

Je remercie les Éditions Sonatine pour m’avoir adressé cet ouvrage dans le cadre d’un service presse.

Il s’agit du premier thriller de Catriona Ward traduit en français.

Bienvenue dans l’impasse de Needless Street.

Cette maison, la dernière avant les bois, c’est celle de Ted, de sa chatte Olivia et de sa fille Lauren.

Un lieu isolé, décati, à l’image de l’homme qui vit reclus sur lui-même, sans ami. Parce qu’il n’est pas tout à fait comme les autres, avec son physique ingrat. Parce qu’il a aussi, un temps, été suspecté du meurtre d’une petite fille et qu’il a désormais peur qu’on revienne inspecter sa maison ou que le criminel s’en prenne à lui.

« Quand je pense au Meurtrier, furetant autour de ma maison, dans le noir, installant des pièges dans mon jardin–peut-être même s’approchant pour nous épier de ses petits yeux d’insecte, Lauren, Olivia et moi–, mon cœur se met à palpiter. »

Et parce qu’il observe des rituels déroutants pour le commun des mortels.

Tour à tour, chapitre après chapitre, Ted et Olivia exposent leur vision de cette vie routinière, sans charme et émaillée d’une violence consécutive à l’alcool absorbé par Ted.

Cette existence va être cependant marquée par l’arrivée, en face de la fameuse dernière maison, d’une nouvelle propriétaire, Dee, venue chercher la vérité sur la disparition de sa sœur et des travaux dans la forêt qui vont totalement changer le cours des événements.

Les chapitres qui concernent Dee sont exposés par le narrateur.

« Dee pénètre alors dans un monde de cauchemars ; derrière les panneaux de bois qui obstruent toutes les fenêtres se cache une caverne ténébreuse, où quelques rayons de lumière épars viennent se poser sur des concrétions étranges constituées d’objets brisés – Dee remarque que ces rayons proviennent de trous percés dans les planches. »

Voici un livre déroutant, perturbant. En dévoiler plus reviendrait à en donner toutes les clés. J’avais envisagé une partie de l’histoire mais j’ai eu une surprise totale sur un aspect en particulier. La construction du livre, l’alternance des chapitres dont le narrateur change, les allers-retours entre passé et présent contribuent à le rendre dense. L’autrice se place de points de vue différents pour rapporter les mêmes événements, et j’ai adoré les descriptions d’Olivia le chat, probablement issues d’une longue observation de l’attitude des félins.

J’ai alterné la lecture de ce livre avec un autre ouvrage pour échapper à la sensation d’oppression qu’il m’a procurée, l’ai refermé avec une grosse boule au ventre et dans la gorge, et l’impossibilité d’en ouvrir un autre immédiatement. C’est dire combien il m’a touchée.

Disco Queen

Stéphanie Janicot

234 pages

Albin Michel, 2023

Rentrée littéraire janvier 2023

Fin de lecture 21 février 2023

Conseillé par la libraire venue présenter quelques livres de la rentrée littéraire à la médiathèque, il s’agit du seul roman un peu « feel good ».

Soizik, sexagénaire proche de la retraite est hospitalisée suite à un infarctus. Elle découvre qu’une affection plus grave risque de l’emporter plus vite qu’elle ne l’aurait souhaité, et décide de rédiger une sorte de roman autobiographique, dont elle donne les chapitres à lire à ses filles au fur et à mesure.

On y mesure combien sa vie a été tracée par la lignée familiale :

« C’est un curieux début dans l’existence que de naître de parents tristes. La mort s’engouffre dans les nombreux creux de l’enfance. Si j’ai apporté de la joie, du mouvement, de l’impromptu dans ce foyer endeuillé, j’en ai hélas reçu l’inquiétude et le sens de la fatalité. »

Or, afin de sortir de son destin, et de mettre en garde ses propres filles du risque de tomber dans une certaine routine, Soizik imagine dans son roman créer au sein de sa propriété un bistrot et une discothèque consacrée à la musique disco, et d’y convoquer John Travolta !

Ses filles, soucieuses de rendre la fin de vie de leur maman un peu plus douce, vont tout mettre en œuvre pour réaliser son projet imaginaire, dans le plus grand secret. Et c’est ainsi que le village entier s’échine durant la fin de séjour à l’hôpital.

Tandis que la maman imagine, les filles construisent. Et peut-être pas simplement un lieu de rencontre, mais une certaine idée du bonheur.

« S’il lui restait une chose à réussir enfin, avant de disparaître pour de bon, c’était exactement ça : atteindre ce point de légèreté, cette bulle dans laquelle la fatigue n’existe plus, où les palpitations sont celles de la joie, non plus celles de l’angoisse, où le sourire devient l’état naturel du visage et l’esprit, un ballon d’hélium attiré vers les cimes. »

J’ai beaucoup aimé l’alternance des pages du roman de Soizik et celles de la narration des événements réels. La distinction est facilitée par une police de caractère différente. Sur le fond, Stéphanie Janicot propose une réflexion mélancolique sur les choix de vie, mais démontre également la capacité de l’amour à porter les rêves vers la réalité. Et s’il suffisait de se parler, de penser un peu différemment pour modifier la perception des personnes et des événements ?

J’ai trouvé formidable cette idée de transmission d’une mère à ses enfants. Les sujets évoqués sont ceux de notre époque, traités de façon distanciée et simple mais pas simpliste via le roman, ils prennent toute leur importance dans les faits.

Voici un très joli moment de lecture.

17 PIGES – récit d’une année en prison

Scénario Isabelle Dautresme

Dessins Bast

128 pages

Éditions Futuropolis, février 2022

Fin de lecture le 7 janvier 2023

Ce livre m’a été conseillé dans le cadre d’un club de lecture organisé par la médiathèque que je fréquente.

Ben a dix-sept ans. Assidû au lycée, avec de bons résultats, il prépare le bac de français. Mais la police vient l’arrêter alors qu’il est en cours.

Incarcéré au quartier des mineurs de Fleury-Mérogis, et malgré son incompréhension face aux faits qui lui sont reprochés, Ben montre tout d’abord une certaine bonne volonté. Il participe aux cours proposés par l’équipe éducative, se tient relativement tranquille. Malgré les propositions, les bagarres, le bruit constant, les crises de manque d’autres détenus.

Cependant, sa situation se dégrade peu à peu. La date de son procès n’est jamais fixée. Manque d’espoir, mauvaises fréquentations, délaissement de soins corporels, honte pour sa famille. En quelques mois, l’adolescent se transforme. Physiquement aussi. Violence et peur deviennent son quotidien. Jusqu’au transfert en quartier des majeurs.

Les deux auteurs, journaliste spécialisée dans l’éducation pour l’une et animateur d’un atelier BD dans une prison pour mineurs pour l’autre, connaissent leur sujet. L’histoire ne contient que des faits. Pas de pathos. Même si l’on peut se prendre d’empathie (relative) pour le jeune garçon qui nie son implication dans ce qui lui est reproché.

L’affaire judiciaire est ici presque secondaire, anecdotique. L’objectif du roman graphique est de montrer les modifications induites par l’enfermement d’un jeune de moins de dix-huit ans dans des conditions éprouvantes pour un psychisme en formation et l’échec, chiffres à l’appui, des réformes menées jusqu’alors. Le riche dossier documentaire inclus est édifiant. Sans remettre bien évidemment en question la nécessaire sanction de faits délictueux ou criminels, l’ouvrage propose une réflexion sur leurs modalités d’infliction aux mineurs, dont la majorité s’endurcissent en prison et reviennent ensuite grossir les rangs des majeurs incarcérés. La réflexion est appuyée par les propres ressentis d’impuissance exprimés par les éducateurs :

« Sous prétexte qu’il a fait une connerie, on l’enferme ici avec des jeunes 10 fois plus violents et dangereux que lui… (…) Il est où l’éducatif, là ? À quoi on sert nous ? »

Le dessin sert le propos. Les couleurs relativement monotones montrent la routine et l’ennui qui s’observent dans ces vies à l’écart. Trois planches m’ont particulièrement marquée. La première, page 8, dont le dessin orne entièrement la page, représente la prison, qui semble si imposante, voire écrasante. Les deux autres, pages 54 et 55, lorsque Ben est enfermé au mitard, où les murs, dessin après dessin, se rapprochent, jusqu’à l’étouffer, confirmant son ressenti face à l’enfermement.

Un livre bien construit, marquant. Utile.

En lice pour le Prix lycéen « Social BD’2023 ».