DÉNI, Mémoire sur la terreur

Jessica Stern

Traduction d’Anna Gibson

429 pages

Éditions des Femmes-Antoinette Fouque, 2019

Fin de lecture 21 mars 2020.

Je remercie Babelio et les Éditions des Femmes-Antoinette Fouque pour m’avoir adressé ce livre dans le cadre de la Masse Critique de février 2020.

J’avais sélectionné ce livre dont le sujet m’apparaissait très intéressant au regard de la démarche actuelle de dévoilement des actes de violences sexuelles, et de la personnalité de l’auteure, spécialiste internationale du terrorisme.

Ce livre n’est cependant pas la simple autobiographie d’une victime devenue adulte à la recherche de celui qui l’a violée, ainsi que sa sœur, sous la menace d’une arme, alors qu’elles avaient respectivement quinze et quatorze ans.

Non, comme l’auteure elle-même l’indique, il s’agit bel et bien d’un mémoire, d’un travail de recherche, évidemment à partir d’une base profondément personnelle, sur les effets engendrés par des épisodes de violences subies par des victimes : victimes de guerre, de viol, soldats de retour au pays …

Car l’auteure explore à la fois sa propre recherche de la compréhension de divers comportements qu’elle a développés après ce viol qui a détruit son adolescence et sa vie d’adulte, mais aussi à travers l’histoire familiale, le déni des douleurs portées par son père rescapé de la Shoh, et l’impossibilité pour lui d’évoquer avec ses enfants leur mère morte très jeune d’un cancer.

On suit le cheminement intérieur, les pensées et les sentiments – ceux qu’elle tient tant à repousser – de cette éminente spécialiste du terrorisme, qui l’assaillent au fur et à mesure de sa quête pour retrouver son violeur, l’entourage de celui-ci et d’autres victimes potentielles.

Le déni, qui l’a aidé à faire face à de sombres crapules, lui aurait ainsi permis de développer des facultés d’hypervigilance que l’on retrouve fréquemment dans les états de stress post-traumatiques (ESPT). Mais d’autres conséquences physiques et psychologiques sont beaucoup plus lourdes à porter : distanciation extrême vis-à-vis du ressenti d’autrui pour ne pas se confronter au sien propre, perte de repères spatiaux, somnolence, …

Elle évoque la honte qui semble marquer toute personne qui se déclare victime de violences, le regard des autres qui change, l’impossibilité parfois à se considérer pleinement comme une victime.

Son travail de recherche sur les effets du déni de terreur par la victime elle-même, son entourage, voire la société, est tout à la fois violent et passionnant. Violent, car pour se départir de ce déni, il faut poser enfin des mots sur des actes (et quel acte de bravoure que d’oser lire les dossiers des autres victimes, rangés dans la corbeille de la cheminée !) ; passionnant, car Jessica Stern évoque différentes typologies de ce déni, et notamment les traumatismes transgénérationnels et les effets d’un manque de communication à ce sujet sur les enfants et petits-enfants de ceux qui les ont subis. Elle s’interroge également, avec effroi, sur la persistance de la colère, rentrée bien souvent, face à une violence subie, qui amènerait une ancienne victime à devenir elle-même un agresseur.

Malgré mon grand intérêt, j’ai cependant eu bien du mal à lire ce livre. Pour de multiples raisons : très personnelles ; circonstancielles, du fait de la situation de pandémie mondiale qui affecte ma concentration pour lire ; du fait enfin de l’empathie que je n’ai pu manquer d’éprouver pour l’auteure.

La distanciation éprouvante qu’elle s’impose pour ne pas ressentir elle-même cette empathie qui la ferait s’effondrer, c’est ce que j’ai essayé de pratiquer tout au long de cette lecture, que j’ai dû hâcher, jour après jour, pour ne pas y succomber.

C’est un livre dont je relirai certains passages lorsque la situation se sera éclaircie, car la réflexion qu’il offre sur le silence organisé autour des violences subies est un vrai coup de pied dans une fourmilière encore trop « susceptible » à cet égard, même si l’édition initiale date de 2010, et que « MeToo » a depuis fait exploser le système.

Et outre mon propre intérêt, j’aurai l’occasion de me servir de ses recherches pour l’exercice de ma pratique professionnelle dans la prévention et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

Il s’agit donc d’un ouvrage que je recommande aux victimes de violences, car il peut les aider dans leur cheminement vers la guérison ou, à défaut, à la prise de conscience de leur « statut de victime » et à ceux qui s’interrogent également à cet égard, mais avec de grandes précautions tant il est bouleversant.

Citations

« Je suis obligée d’entamer des recherches. Cependant, les réponses que j’obtiens ne sont pas nécessairement liées aux questions que je pose. Et je ne suis pas toujours prête à les entendre. »

« Être violé•e ou agressé•e ou menacé•e de mort violente ; être traité•e comme un objet dans le rêve d’un prédateur, plutôt que comme le sujet de son rêve à soi, c’est déjà assez dur. Mais quand l’entourage se fait complice de votre désir d’oublier, il se transforme lui aussi en agresseur. »

« Quand les dépositaires de l’autorité désavouent la parole de la victime, quand les proches nient ce qu’ils•elles ne peuvent supporter de savoir, ils•elles empêchent la victime de mener une existence normale sur cette terre. Entourage et victime sont complices dans le déni ou l’oubli et, ce faisant, répètent l’agression. Pour la victime, c’est une autre vie qui commence, dans un monde nouveau où elle ne peut plus se fier aux témoignages de ses sens. Quelque chose de terrible semble être arrivé, mais quoi ? Le sol se dérobe. Telle est l’alchimie du déni : terreur, rage et douleur sont remplacées par une honte flottante. La victime s’interroge : qu’ai-je fait ? Elle commence à se dire : j’ai dû faire quelque chose de mal. Mais le sentiment de honte étant lui-même honteux, nous le dissocions, lui aussi. Une victime qui a souffert du déni des autres finit par s’accuser elle-même du mensonge. »

« La confusion engendrée par le déni de l’entourage est souvent pire que le crime initial. Quand je pense aux effets du déni, je comprends pourquoi certaines victimes, Dieu merci peu nombreuses, s’emparent d’une arme et trouvent quelqu’un à tuer, à mutiler ou à violer, parfois au sein de leur propre foyer. »

« Il y a quelque chose d’attrayant dans l’idée de devenir terroriste quand on a été terrorisé•e. On aimerait répondre à la terreur par la terreur. Mutiler, voire tuer son agresseur au nom de la légitime défense. Je pourrais écraser ce pédophile. Je pourrais lui expliquer :  « Tu n’as pas ce qu’il faut, ni pour le corps, ni pour l’âme. Tu n’es pas un homme. » »

« Combien de temps m’a-t-il fallu pour passer de la posture d’une danseuse à celle d’une victime ?

Et maintenant que j’ai prononcé ce mot, j’ai réellement honte. Ce n’était pas la posture d’une victime. Je n’étais pas une victime. J’avais juste été violée. »

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